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Jaz

© Clara Pauthier

Texte Koffi Kwahulé – Adaptation et mise en scène Alexandre Zef, musique Mister Jazz Band, Compagnie La Camara Oscura – au Théâtre de la Cité Internationale.

La langue de Koffi Kwahulé s’écrit comme un poème, puissante et crue, douce et musicale. L’écrivain franco-ivoirien vit en France depuis longtemps : « Mon outil de travail c’est la langue française, et que je le veuille ou non, j’entretiens avec cette langue des relations conflictuelles, à cause de mon histoire. Un jour on m’a dit : Tu parles français. Comment, dans mon travail, dépasser ce conflit ? Pour ne pas subir cette langue, il faut que je la fasse sonner autrement. D’où la nécessité d’avoir avec elle une autre relation, une relation musicale. C’est une façon de me l’approprier. Je suis donc dans une situation de transcendance, de dépasser ce qui m’a été imposé» disait-il à Gilles Mouëllic, en 2000, dans Jazz Magazine.

Et avec Jaz, monologue écrit en 1998, la langue est rude. L’histoire d’une jeune femme nommée Jaz est le fil conducteur de ce Golgotha. Cela commence par une histoire de pauvreté dans un immeuble sans entretien et qui se délabre, où il n’y a plus même de toilettes, l’obligeant à descendre dans les sanisettes de la Place Bleu-de-Chine, « une sorte de no man’s land au milieu de la Cité étiquetage uniforme et lisible
de tous les noms sur les boîtes 
en utilisant les caractères le maire et la police et ceux qui tiennent les comptes du livre des morts chacun attend que tout pourrisse et s’écroule de lui-même » écrit l’auteur. Sur la Place Bleu-de-Chine un homme l’observe, la piste, la pousse à l’intérieur et s’enferme avec elle. « Il ne disait rien. Il ne faisait que regarder Jaz pendant qu’entre ses jambes ses doigts pétrissaient le désir… Assise sur la cuvette elle s’est bouché le nez, elle a fermé les yeux, elle a fait taire ses oreilles. » Jaz ne parle pratiquement pas, son amie parle pour elle : « Mon amie.
Je ne suis pas ici pour parler de moi mais de Jaz … Jaz ne possède rien, ne s’accroche à rien » dit-t-elle à plusieurs reprises.

Le spectacle débute d’une manière scintillante. Au centre de la scène, une cage que dessine la lumière et un sol noir, glacé et aseptisé donnent la précision clinique du récit (scénographie et création lumière de Benjamin Gabrié). Est-ce Jaz la diva qui chante et swingue avec ce côté chaloupé, accompagnée de quatre musiciens qui l’entourent, en fond de scène – guitare et basse côté jardin, saxophone et batterie côté cour – ? Est-ce Jaz, noire, belle et sensuelle, avec cette expression du jazz et du blues qui s’entrelace à la rythmique des mots et de la représentation ? La métamorphose du personnage, au second tableau où elle se présente crâne rasé, jetant sa perruque et le paraître, pour entrer dans la tragédie et sa vérité, est saisissante. Elle se glisse dans le costume de la narratrice et fait le récit de l’anéantissement de Jaz, de son naufrage car elle est aussi Jaz par instants, et elle est encore l’homme en play-back, son violeur, lnquisiteur au regard de Christ, telle qu’elle le décrit.

C’est une grande actrice qui porte le rôle, Ludmilla Dabo, aussi belle dans les strass quand elle chante, au début du spectacle – et elle chante blues et jazz magnifiquement – que dans la misère du clair-obscur de son récit. La force qu’elle dégage dans le dépouillement de soi est une belle leçon de théâtre et de vie. Formée au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris elle a joué dans de nombreuses pièces et côtoyé les textes de Koffi Kwahulé, notamment Misterioso-119 qu’elle a mis en scène. L’errance qu’elle conte ici, guidée par la mise en scène d’Alexandre Zeff parle de violence et de viol, de résilience et de reconstruction.

Diplômé du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, Alexandre Zeff a fondé sa compagnie, La Camara Oscura, en 2006 et connaît lui aussi l’univers de Koffi Kwahulé dont il a mis en scène Big Shoot. Il a réalisé des courts-métrages, et monté au théâtre entre autres Harold Pinter et Lars Noren. La dimension esthétique et onirique qu’il transmet ici donne toute sa dimension au texte, auquel répondent en écho les musiciens. Jaz est un monologue-solo rythmé par les instruments. Entre Jaz et jazz il n’y a qu’un z de différence.

« J’écris sur le frottement de tous ces mondes qui se côtoient. Je me considère comme un citoyen français mais comme un dramaturge ivoirien. Ce que j’écris ressemble beaucoup plus à ce qui se fait en Occident, mais lorsque je suis arrivé en France, j’étais déjà adulte. Mon imaginaire était déjà formé. Pour moi, c’est l’imaginaire ivoirien qui se déplace ailleurs » dit Koffi Kwahulé également essayiste, comédien et metteur en scène qui témoigne par la peau de la violence de l’histoire noire, avec radicalité et musicalité. L’auteur a reçu le Prix Edouard Glissant 2013 pour l’ensemble de son œuvre, riche d’une trentaine de pièces de théâtre qui enrichissent la dramaturgie africaine et de deux romans dont l’un, Babyface, a reçu en 2006 le Prix Ahmadou Kourouma. Son écriture polyphonique et métissée puise dans les origines du jazz : « Je me considère sincèrement comme un jazzman. C’est mon rêve absolu » dit-il. « Une note puis une autre note puis encore une autre note, la même comme on frappe à la porte une myriade de notes la même se frottant les unes contre les autres comme pour se tenir chaud… » écrit-il.

Dans la partition musicale du Mister Jazz Band présent sur scène, qui montre le danger, répète les motifs, menace et provoque le vertige, revient l’exergue inscrite au fronton de Jaz par les mots de Dizzy Gillespy : « Qu’on fasse beaucoup ou peu de notes n’a pas d’importance, il faut simplement que chacune de ces notes ait un sens. »

Brigitte Rémer, le 20 octobre 2018

Avec 
Ludmilla Dabo – Mister Jazz Band : Franck Perrolle (guitare), Gilles Normand (basse), Louis Jeffroy (batterie), Arthur Des Ligneris (saxophone). Scénographie, création lumière Benjamin Gabrié – création sonore 
Antoine Cadou, Gilles Normand 
- composition musicale Franck Perrolle, Gilles Normand – arrangements 
Le Mister Jazz Band – régisseur son Guillaune Callier – costumes Claudia Dimier, Laure Mahéo, Isabelle Beaudouin – maquillage, coiffure 
Sylvie Cailler.

Théâtre de la Cité internationale – 17, bd Jourdan 75014 Paris – Tél. : 01 43 13 50 50 – www.theatredelacite.com  – La Camara Oscura : contact.lacamaraoscura@yahoo.fr – Autour de la représentation, le Laboratoire SeFeA de l’Institut de Recherche en Études Théâtrales de L’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle (Sylvie Chalaye) a organisé un cycle de rencontres –  Jaz en tournée le 18 novembre 2018 aux Théâtrales Charles Dullin (Orly, Val-de-Marne) – les 3 et 4 avril 2019, au Théâtre national de Strasbourg, L’autre saison.